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Il est des conventions sociales aussi utiles que dépourvues de sens. “Ça va ?”, demande-t-on dix fois par jour aux voisins que l’on croise en espérant qu’il ne réponde pas par un “non” qui nécessiterait compassion et empathie de notre part. Au fait, savez-vous pourquoi les Grecs se demandent “ti Kaneis” (que fais-tu) et nous “ça va” ? Parce que les selles étaient considérées depuis l’antiquité comme le principal symptôme de la santé. Le pot de Louis enfant et futur quatorzième était quotidiennement étudié par quatre hommes de l’art. La question cruciale, comment vas-tu à la selle ou en Grèce que fais-tu (du dur ou du mou), s’est simplement raccourcie avec la découverte des remèdes laxatifs ou anti-diarrhéiques. Et la formule “bonne année” (ou “nombreuses années” pour les Grecs), qui revient avec insistance chaque fin de décembre, est toute aussi inopérante, absurde et utile. A la rigueur, si l’on souscrit à une entreprise quelconque et que la réussite pourrait naître l’an qui vient… Mais “bonne année” quand l’on doute que son interlocuteur mette toutes ses chances dans la balance ?… Bonne année en pleine saison de crise, en pleine débâcle économique ?... Bonne année quand l’horizon semble si bouché, si obscur ?... Bonne année quand la planète se réchauffe, quand la déforestation se poursuit avec un bel entrain, quand sur 71 576 espèces animales répertoriées, 21 286 sont déclarées menacées, quand le chômage de masse est de plus en plus qualifié d’inéluctable ?...
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La Boétie avait 19 ans quand il écrivait son “discours sur l’asservissement volontaire”. C’était en 1549, soit un an après l’effroyable drame de 1548. Henri II ayant imposé une réforme de la gabelle et la création de greniers à sel tout au long de la frontière espagnole, un grand soulèvement populaire éclata à Bordeaux et fut réprimé par le Connétable de Montmorency avec une violence inouïe. On pense que ce sont les excès du pouvoir qui inspirèrent l’ouvrage d’Étienne de la Boétie. Mais aujourd’hui, Étienne souhaiterait-il une bonne année à ses amis ? Est-il encore d’actualité ?
Sous La Boétie (1530-1563), un seigneur vit grâce au travail de quelques milliers de serfs. Le seigneur n’a aucun moyen de mobiliser une force suffisante à opposer à ces milliers de serfs qui décideraient de se révolter, n’a aucune alternative pour survivre dans le cas où les serfs seraient résolus, spontanément et unanimement, à ne plus le servir. Il lui faut donc pour pérenniser son système, rendre crédible une théorie asservissant sa masse productive :
- Le pouvoir du seigneur vient de Dieu et la révolte serait un blasphème.
- Le seigneur a un savoir que le paysan n’a pas et qui est nécessaire à la survie alimentaire du serf.
- Le seigneur est seul capable de protéger la vie du paysan contre des agressions extérieures.
- La richesse du seigneur est redistribuée en fonction des mérites des serfs avec justice et probité.
- La misère du serf est la garantie d’un paradis futur alors que la richesse du seigneur le menace de l’enfer s’il n’est pas suffisamment bon envers ses sujets.
Actuellement, le seigneur est remplacé par une oligarchie mondiale qui a à la fois le pouvoir financier, le pouvoir politique et l’outil médiatique pour se faire accepter par le peuple. On pourrait donc croire que cette oligarchie, comme sous La Boétie ne survit que par la soumission volontaire du peuple, lequel ne lui accorde pouvoir que par inertie ou ignorance de sa liberté possible. Comment donc l’oligarchie impose sa puissance, alors qu’elle n’a plus le pouvoir divin, n’a plus rien à voir avec la production des biens de première nécessité (nourriture, logement, vêture), qu’elle n’a plus d’armée protectrice d’invasions hypothétiques, que sa richesse est de moins en moins égalitairement répartie, que le paradis n’est plus une promesse tenable face à la misère ?… Elle tient son pouvoir d’autres mythes et méthodes coercitives :
- La religion nouvelle est celle de l’économie avec son Dieu Croissance, sa table des Lois du marché, ses prêtres (les économistes) et ses thuriféraires (les journalistes et hommes politiques). Cette religion arrive à convaincre bon nombre d’exploités que le néolibéralisme est la fin de l’histoire, le moindre mal, le seul rempart contre la dictature (Rockefeller ou Kim Jong-Un, choisissez !).
- Le néolibéralisme profite à une classe nouvelle (que l’on ne peut, à proprement parler, qualifier de moyenne, de bourgeoise ou d’aristocratique), qui assure le fonctionnement social et la défense du système. Cette Nomenklatura du néolibéralisme, jusque dans ses membres les plus modestes, ont tout intérêt à ce que le système perdure le plus possible et feront tout pour cela.
Comme sous La Boétie, la proportion de citoyens capables de comprendre les enjeux et les ressorts du système est largement minoritaire et le rapport des forces est plutôt en faveur des tenants du pouvoir oligarchique et non des opposants, aussi indignés, radicaux ou révolutionnaires soient-ils. Si le discours sur l’asservissement volontaire avait été entendable, la Révolution aurait eu lieu peu de temps après 1574, date de la parution du livre. Si était audible le discours des opposants actuels, des altermondialistes aux décroissants en passant par les anarchistes, l’oligarchie s’en émouvrait, ce qui n’est pas le cas. En effet, la somme des bénéficiaires du système et des fidèles de la religion économique se répartit également à travers la planète en une majorité qui, bien que rarement étudiée et comptabilisée globalement, n’en est pas moins réelle. Comme sous La Boétie, il ne faut donc pas attendre une levée en masse des militants antilibéraux, ni même attendre une coalition de toutes les forces d’opposition qui manquent cruellement de projet fédérateur, de discours consensuel, de vision d’avenir commune.
Il ne resterait donc aucun espoir pour changer radicalement la face du Monde ? L’idée même d’une Révolution serait donc définitivement entrée dans l’histoire ancienne ? Quels scenarii possibles sommes nous capables d’imaginer pour soigner le système prédateur qui est le nôtre, ou en sortir définitivement ?
- La nécessité fera loi : Le système s’écroulera, mathématiquement, ne serait-ce que pour des raisons écologiques, par les limites naturelles de la planète, pour l’instant seule disponible. Il faudra donc bien imaginer dans l’urgence une survie possible.
- Le néolibéralisme impose structurellement des situations de crises et d’exclusions, telles qu’on peut l’observer actuellement en Grèce. Il est raisonnable de penser que le nombre et l’intensité de ces situations de crises vont augmenter au point que la révolte de leurs victimes deviendra inéluctable.
- L’oligarchie mondiale qui nous gouverne est suffisamment intelligente pour ne pas scier la branche sur laquelle elle est assise. Elle est capable d’assimiler des grandes réformes telles qu’un revenu minimum d’existence mondialisé. Elle en a les moyens financiers et administratifs, elle peut y trouver le moyen d’acheter à peu de frais la paix sociale. Elle pourrait ainsi renforcer sa position d’idéologie dominante, en se dotant d’un masque de justice et de démocratie.
- Le système est suffisamment bien rodé pour utiliser des systèmes de rééquilibrage tels qu’une guerre mondiale, une famine programmée, une coercition musclée des masses d’exclus du système.
- La technologie qui a évolué selon une courbe exponentielle, sera capable d’innover plus vite en dix ans que dans le siècle précédent. Des réponses techniques aux grands maux du néolibéralisme (réchauffement de la planète, épuisement des ressources, inégalités trop flagrantes…) sont envisageables, même si elles sont encore inconnues ou actuellement difficiles à mettre en œuvre.
- L’humanité est capable, une fois le dos au mur, d’innover et de trouver des solutions là où les Cassandres prévoyaient la fin du Monde.
En attendant, que vous souhaiterai-je au 31 décembre ? Une révolution soudaine ? La conversion morale de nos dirigeants et de nos élites ? La découverte technologique qui réduirait drastiquement nos émissions de Co² tout en relançant la croissance ? L’invention d’un nouveau paradigme, si clairement défini qu’il convaincrait tout le monde ? Peut-être simplement le vœu de se rappeler, chaque jour de 2014, ce que nous disait l’ami Étienne : « Soyez résolus à ne plus servir et vous serez libres !... »