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     Érysichthon, roi de Thessalie fut condamné par la déesse Déméter à n’être jamais rassasié pour avoir coupé un arbre sacré (dont il voulait faire le plancher de son palais !). Plus il mangeait, plus il avait faim. Après avoir consommé tous ses biens il se dévora lui-même. Ce mythe, pour Anselm Jappe, raconte le devenir du capitalisme qui finira par s’auto dévorer, et anticipe la logique de la valeur, de la marchandise et de l’argent. La soif d’argent ne peut jamais s’éteindre parce que l’argent n’a pas pour fonction de combler un besoin précis.

         L’ouvrage du philosophe Anselm Jappe décrit longuement la fin annoncée du modèle économique actuel qui jette le monde entier dans la marchandisation pour éviter que tout s’arrête. Le paradoxe du système qui nous conduit à mourir de faim au milieu de l’abondance, relève de la pathologie, et plus précisément de la toxicomanie. Le monde, drogué à l’argent, a constamment besoin d’augmenter la dose, les cycles de manque-satiété sont de plus en plus courts et l’addiction ne peut trouver d’issue en dehors de l’overdose fatale ou de l’abstinence totale. En langage clair, la métaphore explique que le capitalisme ne peut aboutir qu’à l’implosion dans un immense chaos mondialisé ou à la suppression de la drogue, l’argent.

            Une longue expérience professionnelle dans le soin aux toxicomanes me permet d’ajouter à cette métaphore que le toxicomane, mécaniquement, en arrive à adopter des conduites perverses qui tendent à faire entrer son entourage dans son jeu suicidaire, à manipuler les gens, à travestir la réalité, à transformer l’aide que l’on tente de lui apporter en complicité. Entre la psychologie du toxicomane et celle du capitaliste, il n’y a pas de différence majeure, et quand le toxicomane sent que son système lui apporte plus de souffrances que de bonheur, il entraîne tout le monde dans son délire. Pas étonnant qu’Anselm Jappe se réfère alors à Marx pour la technique (comment définir le produit et quels effets il produit), à Freud pour la thérapie (comment sortir la société de son narcissisme, de son fétichisme, de sa pulsion de mort).

          L’analyse de Jappe a cela d’intéressant qu’elle ne nomme pas une oligarchie responsable du désastre, pas même une classe qui aurait des intérêts à défendre. Nous sommes tous peu ou prou engagés dans l’histoire et développons tous “une exacerbation de la concurrence, une froideur, un égoïsme, un manque d’empathie, pas seulement au travail, mais aussi dans le cadre familial…” Les parallèles constants que fait l‘auteur entre la logique du marché, du profit et les comportements sociaux sont limpides. Nous sommes loin de la morale individuelle qui laisse accroire qu’une conversion de l’homme changerait la société, loin du complotisme qui tend à tout mettre sur le dos des banquiers, ou des riches, du 1%...  « Le capitalisme n’a jamais voulu la faim dans le monde, les guerres mondiales, la pollution de l’eau et de l’air, la corruption des politiques, etc., mais il l’a  fait, sans complot, et ses victimes ne sont jamais que des dégâts collatéraux ! » De même, le travailleur n’est pas un traitre à sa classe quand il accepte sans broncher le démantèlement de ses droits. Il cherche simplement une possibilité de liberté et d’autoréalisation. Or, cette possibilité lui est offerte en échange de la flexibilité, de l’autoentreprise, du management de sa vie privée comme n’importe quelle entreprise… Impossible en lisant le chapitre sur “La pensée contemporaine” de ne pas évoquer la chanson de Brassens, Le Père Noël et la petite fille : “fini le joli temps des coudées franches, on a mis les mains sur tes hanches” !

                Il est également intéressant de découvrir avec l’auteur (ou de se rappeler) le poids des mots, l’usage qui en est fait dans la publicité (révolution, rebelle, subversion, vraie vie…), la culture du selfie, du like, l’injonction d’Andy Warhol “à l’avenir chacun sera une star pendant 15 minutes !“, et tant d’autres détails entrés dans la normalité sans que personne ne s’en offusque. Tant de détails qui nous ont amenés à considérer tout naturellement que « celui qui n’a pas la vie qu’il désire c’est de sa faute. Il n’a pas assez travaillé, mal suivi son régime, pas acheté le bon modèle de smartphone, pas assez bien “géré” son couple… »  Le libéralisme n’est plus une théorie économique, c’est le mode de vie indispensable !   

                Quand il en arrive à l’épilogue de son ouvrage, Anselm Jappe commence par s’étonner : «Si on avait dit au début du XX° siècle à un révolutionnaire que 100 ans plus tard il n’y aurait plus de service militaire, que l’Église serait absente du débat public, que les vieilles distinctions de classe ne seraient plus guère visibles, qu’un Noir ou une femme pourrait diriger un État mais que malgré cela nous serions toujours gouvernés par le système capitaliste et qu’il y aurait beaucoup moins de contestations radicales, il n’y aurait pas cru. La valeur marchande est devenue effectivement la forme universelle de synthèse sociale et l’ouvrier préfère s’auto-exploiter comme autoentrepreneur plutôt que de monter sur les barricades ! ». Alors que faire dans un monde aussi désespérant ? Et là, l’auteur a étonnamment évolué.

      Alors qu’en 2011 il posait dans Le Monde la question "L'argent est-il devenu obsolète ?", en 2017, il tranche et affirme en fin d’ouvrage : « L’abolition de l’argent et de la valeur, de la marchandise et du travail, de l’État et du marché doit avoir lieu tout de suite, - ni comme un programme “maximaliste” ni comme une utopie, mais comme la seule forme de réalisme. » Bienvenue, Anselm Jappe, au club des quelques réalistes qui depuis des années affirment qu’il n’y a pas d’écologie, pas d’égalité, de fraternité, de liberté possible tant qu’il y a argent, salariat, valeur, profits…  

Anselm Jappe: "La Société autophage", éditions La découverte, septembre 2017, 243p.         

Tag(s) : #Economie, #Désargence, #Livres