
Sur le site “Michel Onfray.TV”, j’avais posé au philosophe la question "piègée" suivante : « Serait-il bon que chacun puisse choisir, parmi une liste de postes, la destination de l'argent de ses impôts ? » Sa réponse me permet d’obtenir la réponse à d’autres questions impossibles à poser, faute de pouvoir, de façon explicite, les rédiger dans la limite du nombre de signes autorisés (250 je crois). C’est là que résidait (sans animosité) le piège. Michel Onfray me répond :
« Ouh, là là… Sûrement pas. Parce que je pense qu’il faut le sens de l’intérêt général et du bien public et que tout le monde ne l’a pas. Réfléchissez vous-mêmes, si vous aviez la possibilité de diriger vos impôts sur un poste et pas sur un autre, il y a des postes sur lesquels vous n’iriez pas du tout. Je ne suis pas bien sûr qu’il y aurait de l’argent dirigé du côté de la police, de l’armée, de la sécurité. Il y aurait probablement un peu plus d’argent du côté de la culture, mais il faut que toutes ces choses-là soient équilibrées. […] Chacun irait de son propre petit intérêt et je ne suis pas bien sûr que ce serait vraiment intéressant. Il faut que l’argent soit mis au pot commun et que dans le pot commun, on puisse plonger quand on est chef de l’État et qu’on a son ministre du budget, des finances. […] Le sens de l’intérêt général et du bien public a disparu. […] Rousseau dit, dans le contrat social, que c’est extrêmement complexe parce qu’il faut fabriquer une volonté générale (qui n’est pas la somme des volontés particulières mais la somme des volontés particulières en tant qu’elle se manifeste dans le sens de l’intérêt général). Et je ne suis pas bien sûr que le Français moyen puisse savoir ce qu’est l’intérêt général, par exemple en matière de géopolitique, […] Il faut une armée, il faut une défense, il faut une dissuasion nucléaire. […] Ne peut-on pas penser ça de manière européenne ? Ce que je crois..., parce que cela créerait une Europe véritable bien plus que l’argent et les banquiers, mais je pense qu’il faut véritablement être éduqué pour savoir comment on devrait pouvoir affecter ces dépenses. Je ne pense pas que l’on puisse laisser aux citoyens le choix de l’affectation de leurs impôts, mais je pense qu’il faudrait refaire de la politique pour savoir qu’il y a des gens compétents […] et laisser faire un certain nombre de techniciens, ce qui n’empêche que les citoyens, effectivement, pourraient avoir des avis sur ce genre de choses pourvu qu’ils aient des avis éclairés. Et les avis éclairés, ce n’est pas ce qui court le plus ces temps-ci. »
J’ai donc annoté, crayon en main, la réponse de Michel Onfray, une habitude dont je ne sais me départir :
« Ouh, là là… Sûrement pas… » La première question que je voulais poser à Michel Onfray était celle de l’argent ; non pas du point de vue de la “science économique”, non sur le plan moral, mais sur le plan philosophique. Or, une première question posée il y a longtemps sur le sujet est restée lettre morte. L’argent qui est, à l’évidence, la chose la mieux partagée quant à son usage et la moins bien partagée quantitativement, celle qui impacte le plus nos vies individuelles et nos structures sociales, et ce, du plus prosaïque au plus poétique. Bien que cause du plus grand nombre de nos maux, l’argent n’est jamais sérieusement étudié, toujours ramené, malhonnêtement, à sa seule condition “d’outil neutre indispensable”. Le biais de l’impôt me permettait de sonder la position du philosophe sur la question.
Or, Michel Onfray fait comme tout le monde : il suggère sans critique que l’argent donne le pouvoir de choisir entre l’achat d’un jouet ou d’une bombe à fragmentation, de privilégier la presse people plutôt que l’éducation, de favoriser la tauromachie plutôt que les Vieux d’une commune, mais ne semble pas s’interroger sur ce pouvoir insensé. Aristote, Thomas More, Montaigne, Babeuf, Marx, Péguy, et tant d’autres s’y sont intéressés, pas Michel Onfray, semble-t-il…
« … Il faut le sens de l’intérêt général et du bien public et tout le monde ne l’a pas…», c’était la première question subsidiaire que je voulais poser. Comment peut-on confier de l’argent à des milliards d’individus, que ce soit par les salaires et le droit à la propriété privée, par les dividendes et le droit de s’accaparer les moyens de production, ou par l’impôt, sans aucun contrôle de son usage, sans éducation, sans limites… ? Anselme Jappe vient d’écrire dans son dernier livre (La société autophage) : « L’abolition de l’argent et de la valeur, de la marchandise et du travail, de l’État et du marché doit avoir lieu tout de suite, - ni comme un programme “maximaliste” ni comme une utopie, mais comme la seule forme de réalisme. » Mais que faire, se demande A. Jappe ? La participation active et individuelle à l’impôt, ne serait-ce pas le meilleur mode d’éducation populaire au bien public que l‘on puisse imaginer, le meilleur moyen d’amener le citoyen à penser une philosophie de l’argent, voire son abolition ? C’était le sens de ma question première.
« … réfléchissez, vous-mêmes, si vous aviez la possibilité… » Projection, votre Honneur ! Si je pouvais décider du sort de mes impôts, j’établirais un budget, et pas, comme semble le suggérer pour lui-même M. Onfray, en privilégiant l’art et la culture. Je donnerais de l’argent à la police sachant que même les Libertaires établissent un service d’ordre dès l’instant qu’ils se réunissent pour une réflexion ou action quelconque, que les Zadistes de NDDL ont exclu certains éléments jugés pathogènes pour la collectivité. Je donnerais même à l’armée que j’ai honnie au point d’objecter jadis au Service militaire. Je donnerais à la recherche sachant que les financeurs, y compris l’État, oublient des maladies orphelines et des secteurs non susceptibles de plus-values. Je donnerais au BTP, mais pas pour construire des centres commerciaux quand on manque de logements sociaux, etc. Je réfléchis et je vois bien le nombre d’experts, de commissions de budget, de techniciens compétents, qui se laissent enfumer par des lobbies, qui visent plus le dessous de table que le bien commun. “Les avis éclairés, ce n’est pas ce qui court le plus ces temps-ci” et ce n’est pas moi qui l’ai dit le premier !
« …Il faut que l’argent soit mis au pot commun… » Où est passé le Girondin Onfray ? Qu’il y ait un pot commun, nul n’en doute quand il s’agit d’une communauté, d’une ville, pourquoi pas d’une région. J’émets sérieusement un doute quant au pot commun de l’État centralisé Jacobin, du chef d’État, du ministre des finances… Quelles que soient les lois et les configurations politiques dans lesquelles ces lois sont émises et appliquées, l’argent permet de corrompre les meilleurs, donne un pouvoir toxique, autorise les pires exactions au nom d’un profit économique qui est si rarement commun à la volonté générale chère à Rousseau. N’existerait-il donc aucun moyen que le pot commun soit soumis au mandat impératif des citoyens, même en régime girondin ? Les socialistes libertaires n’auraient-ils plus d’imagination ? Michel Onfray dirait-il qu’il est ce qu’il n’est plus ?
« … je ne suis pas bien sûr que le Français moyen puisse savoir ce qu’est l’intérêt général … » Et c’est la deuxième question subsidiaire que je voulais poser. L’idéal serait que le Français moyen puisse savoir, et certains ont même créé pour ce faire des Universités Populaires ! Mais il y a deux voies royales d’acquérir une compétence : apprendre à l’université et apprendre “sur le tas”. Prenez au hasard n’importe quel Français moyen, enfermez le deux mois dans une pièce en compagnie d’un Inspecteur de la Cour des Comptes et il sera plus éclairé que nombre de comptables, de Maires de Communes. On en revient là à la question en forme de serpent se mordant la queue. Si l’État dénie aux citoyens le moindre regard sur le budget, le citoyen sera non seulement déresponsabilisé mais incompétent. Si l’État lui permet de donner son avis (bien sûr sous condition d’une formation minimum et d’une information objective), le citoyen moyen s’y intéressera et deviendra compétent, il s’en donnera les moyens. L’État Jacobin déresponsabilise et confine le citoyen dans une situation de dépendance intellectuelle. Ce n’est pas un “effet pervers” du système, mais une claire volonté de confisquer ce pouvoir si alléchant. C’est vrai au sujet de la Démocratie qui ne peut être possible tant que les peuples ne sont pas formés à la démocratie, laquelle est impensable sans citoyens éduqués. C’est encore plus vrai au niveau de l’argent. Quiconque comprend comment fonctionne l’argent, comment il est utilisé par les gens de pouvoir, devient de facto un citoyen dangereux. Ce n’est pas un hasard si la Cour des Comptes n’a qu’un rôle consultatif. Si elle obtenait un quelconque pourvoir exécutif, il y aurait beaucoup de “cols blancs” en difficulté !
« … l’intérêt général, par exemple en matière de géopolitique…» Il n’y aurait donc aucun moyen, pour qui n’est pas un fin stratège reconnu par ses pairs, de juger de l’opportunité d’une intervention militaire. Mais alors, de quelle École militaire, de quelle Université sort donc Michel Onfray, pour avoir un avis sur l’intervention française au Proche-Orient ou sur le terrorisme ? D’où tient-il la légitimité suffisante pour disserter sur l’homéopathie, sur un infini qui serait moins long qu’un autre, ou toute autre science ou technologie comme il s’y risque parfois dans ses improvisations télévisées ? Michel Onfray a pourtant raison de prendre le risque de se tromper. C’est pour lui, comme pour nous tous, le meilleur moyen d’apprendre, car il y aura toujours un plus compétent pour rectifier le tir, surtout à l’heure de l’Internet où nous avons tous accès à la parole. L’expérience et le droit à l’erreur sont les meilleurs atouts d’un savoir qui ne peut plus être encyclopédique mais qui se veut, à juste titre, transversal.
« …une Europe véritable bien plus que l’argent et les banquiers… » Et voilà que l’on retombe sur l’objet de mon interrogation. L’Europe est en effet celle de l’argent et des banquiers bien plus que celle des vingt-sept peuples qui la composent. Comment 80 millions d’Allemands, dont on dit qu’ils appartiennent à la Nation dirigeante de l’Europe, qui sont réputés sensibles aux questions environnementales, qui étaient majoritairement opposés au glyphosate, ont-ils pu accepter que leur gouvernement prolonge ce poison quelques années de plus, sinon par la puissance du lobby Monsanto-Bayer ? Michel Onfray qui souhaite une Europe de la Défense ne pense-t-il pas, qu’en dépit de toutes les craintes populaires vis-à-vis de la dissuasion nucléaire, un quelconque lobby militaro-industriel ne nous entraîne vers un cataclysme ? Surtout quand un nombre croissant d’impasses structurelles (économiques, environnementales, climatiques, démographiques…) s’accumulent sur nos têtes, quand lui-même accompagne la foule des “collapsologues” d’une “Décadence” de 656 pages !
Voilà ce que je voulais démontrer : l’argent aveugle, même des philosophes. Il empêche, plus qu’il ne permet, de penser, d’entreprendre, d’inventer, de réaliser le minimum d’égalité, de fraternité, de solidarité que nous souhaiterions tous. Personnellement, je reste persuadé que rien ne sera soluble, ni dans la démocratie ni dans la philosophie, tant qu’il y aura de l’argent en circulation, cet argent dont techniquement nous pourrions nous passer. Mais ça, c’est une autre histoire qui demande beaucoup plus de phrases pour être développée...