
Mon roman de politique fiction, “Le Porte-Monnaie, une société sans argent” a été traduit par l’anthropologue Panagiotis Grigoriou et publié aux Éditons Aparsis. Jeudi 24 mai, une présentation du livre était organisée dans un grand café d’Athènes, le Polis Art Café. Quatre personnalités athéniennes ont participé à cette présentation :
- Katérina Thanopoulou, ex gouverneur adjointe de l’Attique (affaires sociales) et collaboratrice de Lafazanis. Depuis le référendum de 2015, elle a démissionné de tous ses postes politiques et a repris son métier d’enseignante.
- Andréas Rouméliotis, journaliste et célèbre blogueur, spécialisé dans les alternatives en tous genres.
- Alékos Alavanos, chef du parti Synaspismos, puis de Syriza, puis du “Plan B” qu’il a fondé après 2015, économiste de formation.
- Panagiotis Lafazanis, député et ancien ministre de Syriza, actuellement chef du parti Unité Populaire. C’est un mathématicien de formation.
- Kostas Lapavitsa, ancien député Syriza qu’il quitte en 2015 pour rejoindre l’Unité Populaire (site en français). Etant à Londres pour raisons professionnelles, il devait participer à la rencontre par vidéoconférence mais la liaison n’a pu techniquement se faire.
Malgré un violent orage sur la ville une demi-heure avant le débat, beaucoup de gens se sont déplacés pour entendre parler d’une société sans argent, chose qui pourrait paraître incongrue dans un pays qui en manque si cruellement ! Que des politiques se soient déplacés, cela se comprend car leurs partis respectifs (Unité Populaire et Plan B) ont peu de visibilité, même en fusionnant, et toute occasion de recueillir une voix est bonne à prendre. Ils ont d’ailleurs pris la place (bien en vue à la tribune et me plaçant en contre-bas derrière une petite table sur le côté) et le temps (les quatre intervenants ont parlé près de deux heures, m’obligeant à raccourcir au pied levé ma propre communication). Mon ami traducteur, bien que parfaitement bilingue, s’est bien tiré de sa traduction simultanée, ce qui relève d’un métier à part entière, non de l’improvisation !
Je ne pense pas que le public athénien ait été dupe de la tactique des politiques et les réactions après la séance l’ont prouvé. J’ai tout de même pu glisser à Panagiotis Lafazanis qu’il était courageux pour eux d’accepter que la question de l’argent comme moyen d’échange leur soit posée aussi abruptement : cette seule question, revient pour un politique, à se tirer une balle dans le pied. A chacun ses petites victoires…
Les intervenants.

Panagioits Lafazanis : Pour lui, le livre est excellent et il l’a lu “rapidement“ (juste de quoi faire croire qu’il l’avait lu ou parce qu’il l’a dévoré ?). L’utopie est belle et attractive mais reste la question : Y a-t-il du réalisme là-dedans ? Ce qui est décrit dans le livre, c’est une société de fraternité, de paix, de liberté, sans concurrence. Il se demande donc si c‘est une société communiste, question à laquelle il a du mal à répondre… Il nous explique que le futur ne peut jamais être certain. Certes, cher Lafazanis, c’est souvent vrai, mais n’est-ce pas ce qu’ont dit tous les réformateurs en butte à des révolutionnaires ? N’y aurait-il jamais eu de révolutions ou de changements de civilisation qui aient abouti à des formes plus ou moins proches de ce que quelques-uns avaient imaginé ?
Lafazanis, avec beaucoup de condescendance, convient tout de même que mon utopie peut être une aide pour aujourd’hui sinon une annonce du futur. Je reste curieux de savoir pour qui, pour quoi cette aide. Pour faire rêver le peuple pendant qu’il se fait ruiner par les oligarques ? Le faire espérer pendant qu’il se fait berner par la glose des politiques d’aujourd’hui ?
Lafazanis est revenu sur l’échange marchand qui lui seul justifie la monnaie. S’il avait lu mon livre, il aurait compris que bien plus que l’argent, c’est l‘échange marchand que nous voulons extirper des usages. Il s’est ensuite appuyé sur Hegel pour souligner la nécessité d’étapes, de transitions. Hegel parlait de sociétés pré-communistes égalitaires fondées sur les besoins primaires. Comment a-t-il pu associer mon livre à cet aspect d’Hegel ? Dans le Porte-Monnaie, il n’est nullement question de besoins, ni primaires ni secondaires, la seule question étant “il y a ou il n’y a pas”. Il a compris “distribution” quand il fallait lire “accès”.
Pas étonnant alors que Lafazanis ait conclu son long exposé par l’affirmation que la seule révolution souhaitable serait celle qui permettrait de comprendre que l’on ne peut aller contre l‘humanité et qui impliquerait la venue d’un nouveau type d’homme. Marx disait de même quand il imaginait le nouvel homme après quelques années de dictature du prolétariat. Pauvre Marx…, le nouvel homme, c’est Poutine !

Katérina Thanopoulou a trouvé le livre original, plein d’espoir et de perspectives intéressantes, mais reste encore bien dans le système mental de la politique (dont elle est issue) et n’a pas intégré que l’abolition de la monnaie signifie une abolition de tout convertisseur de l’échange, quelle que soit sa forme, et donc de l’échange marchand lui-même. Une désargence lui semble une idée excellente mais trop énorme pour être pensable. Elle est, comme beaucoup, dans la situation du “pas suspendu de la cigogne”, prête à sauter le pas mais dans l’incapacité de le mettre en acte.
Je remercie toutefois cette sympathique personne sans laquelle la soirée n'aurait pas eu lieu et, vraisemblablement peu responsable de sa captation par les politiques. Elle me propose une autre rencontre en septembre avec cette fois, moins de discours et plus de débats!

Andréas Rouméliotis est resté dans son rôle sympathique de blogueur contestataire. Lui au moins nous a vendu sa marchandise avec l’humour d’un camelot, franc dans sa démarche, roublard sur sa marchandise ! Il suit de près toutes les alternatives qui se créent en Grèce et son blog est une mine de renseignements pour le militant étranger qui voudrait faire un tour de la Grèce alternative. Mais comme toujours, l’alternative, à commencer par les monnaies locales et complémentaires, est souvent un paravent qui cache les causes réelles mais donne bel aspect à la vie militante…

Alékos Alavanos a trouvé le livre riche de la culture française et pense que cette idée reste attachée à "la culture" et ne peut se penser mondialement. S’il y avait eu débat, j’aurais pu lui dire qu’une désargence à la française ne peut être une désargence à la chinoise ou à la grecque, mais que rien n’interdit de penser une désargence dans une autre culture. La mondialisation semble avoir contaminé Alavanos qui cherche une formule qui soit identique de San Francisco à Pékin ! Il se demande donc si la tradition politique grecque peut s’adapter aux idées de ce livre.
Il s’est ensuite livré à une jolie démonstration de l’expérience monétaire de l’antiquité grecque à partir des récits de Plutarque, de l'exemple de Sparte qui n’avait pas de monnaie mais utilisait celles des autres cités, de l’usage que les Spartiates faisaient de bâtons de fer pour comptabiliser les échanges et qu’ils ont fini par abandonner à cause du poids et de l’encombrement de ces barres. Ce qu’il n’a pas vu semble-t-il, c’est que des barres de fer de longueurs différentes, voire marquées de stries pour les subdiviser, c’était toujours de la monnaie. Sparte n’a jamais été démonétarisée. La cité a résisté à l’idée de battre monnaie malgré les tentatives de Lysandre quand Sparte est devenue la première cité hellénique, mais ce n’était pas par opposition à un système monétaire. Le gouvernement de la cité lui seul devait y avoir accès. Tout particulier qui possédait chez lui de la monnaie était puni de mort !
Alavanos s’est longuement répandu sur le procès de Socrate qui, entre le paiement d’une amende et la mort, choisit la mort car il refusa de se fixer une valeur monétaire, sa vie n’ayant pas de prix. Il a fait référence à Platon qui a envisagé une société a-monétaire, à Pol Pot et aux Khmers rouges qui avaient supprimé la monnaie mais qui, de fait, ont réinstauré un salariat (un travail contre une nourriture de survie). Il a fait allusion au mythe de la communauté égalitaire qui parcourt le monde et l’Histoire, aux cyniques qui prônaient une sobriété rigoureuse mais étaient tous des fils de riches, de Saint Basile pour qui toute monnaie était pire que l’excrément des animaux. Toutefois, il salue mon utopie en disant que l’utopie est nécessaire mais que seule la bonté peut être radicale. Cher Alavanos, qu’en termes élégants vous dites ces choses-là! Circulez, il n’y a rien à voir, rien ne vaut les partis du Plan B et de l’Unité Populaire !
Malgré toutes ces réserves sur la soirée, celle-ci n’était pas inutile. Elle m’a permis d’être longuement interviewé au siège du journal “To Éphémérida ton Syndakton” (le Quotidien des Rédacteurs). Ce journal est le quatrième quant au nombre de lecteurs (en France, c’est l’Équipe qui occupe cette place, juste avant Libération). C’est un journal autogéré par ses journalistes depuis le dépôt de bilan de son ancien directeur. Il est bien sûr de gauche, comme le fut jadis Libération… Dès que l’article paraîtra, vous en aurez un compte rendu sur ce blog. Ce que l’on peut dire pour l’instant, c’est que la journaliste avait lu attentivement le livre et avait préparé deux pleines pages de questions. Il semble qu’elle ait bien saisi la nécessité de sortir intégralement du système monétaire et que le maître mot pour ce faire est celui d’un accès sans condition à tous les biens, services et compétences, sans calcul de valeur. Reste à voir ce qu’elle en restituera….