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         Nous sommes dans une situation catastrophique, suicidaire à très brève échéance, nous disent les économistes, les collapsologues, les climatologues… Pourtant, toutes les solutions sont là, prêtes à fonctionner. Des quantités d’initiatives fleurissent un peu partout qui changent les usages, relocalisent les activités, qui réintègrent l’homme dans cette belle nature qu’il n’aurait jamais dû exploiter. Loin des grands chantiers inutiles et nuisibles mais imposés, des ZAD, des coopératives citoyennes, des régies municipales marchent à contre-courant, prouvent que le modèle capitaliste n’est pas la seule alternative.       

         Le ras le bol se généralise, en témoigne le nombre de gilets jaunes sur les tableaux de bord. Ras le bol d’être pris pour des vaches à lait par une ploutocratie insatiable. Ras le bol d’être pris pour des imbéciles par une classe politique corrompue et cynique. Ras le bol de voir se creuser les inégalités sociales. Ras le bol de craindre sans cesse de n’être même plus exploitables. Ras le bol de subir cette culture de guerre propre à mener une fois de plus le bon peuple vers une boucherie commanditée par les marchands d’armes. Ras le bol de voir les terres arables transformées en parking, de bouffer du glyphosate, de payer cher des médicaments qui tuent, de perdre chaque jour un petit pourcentage de biodiversité…. A chaque Gilet Jaune son ras le bol particulier !

         Et après… N’avons-nous rien appris de nos amis Grecs ? Depuis dix ans, ils manifestent dans les rues, font grève, militent plus que nous ne l’avons jamais fait. Depuis dix ans, ils subissent la pire guerre économique jamais vue en temps de paix. Ils ont tout accepté : le chômage de masse, les retraites dix fois rognées, les salaires à 2,80€ de l’heure, le tiers de la population sans couverture sociale, les plus diplômés et entreprenants partis en exil aux quatre coins du monde, une espérance de vie qui a chuté de plusieurs années… Et pour quel résultat ? Une classe politique qui brade les bijoux de famille au profit de tous les vautours de la terre (les bâtiments publics, les sites culturels, les plages, les habitations principales des endettés, les infrastructures, les usines…). Et le pire, c’est que chacun étant pris dans des stratégies de survie au jour le jour, le tissu social se délite. Le sens du commun, de la résistance, de la solidarité, de l’hospitalité qui faisait des Grecs un peuple à part, remarquable, essentiel, considérable, a été ébranlé, peu à peu dissout dans la globalisation monochrome d’un nouvel ordre mondial.

         Les Grecs qui ont une haute idée du “pays des lumières” espèrent beaucoup de nous. Ils ont idéalisé une part de nous-mêmes faite de Révolutions, d’innovations, d’indépendance culturelle, d’universelles valeurs, et pensent que l’issue peut venir de la France. Pourtant, je crains que les Gilets Jaunes ne soient pas à la hauteur de cette attente. Je n’entends autour de moi que les doléances partielles bien que légitimes, des analyses justes mais sans possibles réponses, la même impuissance et le même découragement qu’à Athènes, que dans cette montagne Épirote que j’aime tant. En Grec, “c’est impossible” se dit (phonétiquement) “zen bori”. Et je l’entends, ici comme en Grèce, dès que l’on dépasse le ras le bol.

         Les politiques sont les marionnettes de la finance, mais comment en couper les fils ? Les riches nous paupérisent, mais comment les en empêcher ? La nature, la santé, le climat, la biodiversité sont sacrifiés sur l’autel du profit financier, mais comment limiter ces dégâts ? L’argent pourrit tout mais comment s’en passer pour échanger entre nous ? Ces questions de fond sont soigneusement occultées au profit de revendications sectorielles ou partielles, détournées par les médias patentés, instrumentalisées par des partis politiques et des syndicats dont l'unique fin est leur propre croissance.

         Mais tout cela change, bien plus vite et bien plus fondamentalement qu’il n’y parait. Les mythes de l’homme loup pour l’homme, de la concurrence nécessaire à toute entreprise humaine, d’une croissance infinie, des égoïsmes naturels qui en s’additionnant aboutiraient au bien commun, d’une humanité dégagée des contraintes de la nature, tous sont en train de s’effondrer. Le biologiste Pablo Servigne nous démontre dans son excellent livre sur l’entraide, que dans la nature, seuls survivent ceux qui sont capables d’empathie, de solidarité, de coopération. L’argent nous a “dénaturés” et on voudrait encore nous faire croire que notre seule loi est celle de la jungle, que la jungle n’est que compétition et sélection du plus fort.

         Puisse un mouvement de masse tel que celui de ces Gilets Jaunes nous remettre sur nos pieds, faire émerger une autre vision du monde et de la société. Ce qui est naturel chez l’homme, c’est de s’entraider, de protéger les plus faibles, de souffrir de la souffrance de l‘autre et de jouir de son  émancipation. Ne plus être complice du capitalisme, ne plus accepter sans broncher la violence, l’iniquité et la sauvagerie des puissants, commence par le choix de tuer ces mythes mortifères. C’est inventer un autre mythe, par exemple une société où l’argent serait aboli, où l’échange marchand serait remplacé par une mise en accès direct et sans condition à tout ce qui nous est nécessaire. C’est construire un système social aussi performatif que celui des arbres de la forêt qui s’entraident, se protègent mutuellement, partagent leurs ressources sans contrepartie.

Serions-nous plus stupides que des arbres ? Serions-nous moins résilients que de vulgaires amibes ?

Puisse les Gilets Jaunes redonner raison et courage aux Grecs en se sauvant eux-mêmes…

 

« La seule façon de te sauver toi-même, c’est de lutter pour sauver tous les autres. » (Nikos Kazantsaki)