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Perdika, Thesprotia, Epire, Grèce....

                Les nouvelles que nous recevons de l’anthropologue Panagiotis Grigouriou sont terriblement pessimistes à force de décrire par le menu le délitement de la société grecque, la perte des valeurs qui faisaient leur force. Au bout de dix ans de “crise”, les familles se déchirent (une recrudescence des meurtres entre parents et enfants a été enregistrée), les paréas (ces petits groupes élargis de solidarité) perdent leur sens et leurs fonctions. Les structures sociales et les institutions abandonnent des principes établis de longue date. Panagiotis signale que, traditionnellement, aucune élection n’était possible en été, ne serait-ce qu’à cause de l’impossibilité constitutionnelle de voter par procuration. En effet, en été beaucoup de Grecs partent travailler dans les hôtels et restaurants des îles, d’autres retournent dans leur village d’origine, et faire le trajet inverse pour une seule journée de vote est pour beaucoup impossible.  La dernière fois qu’il y a eu un vote en plein été, c’était le 19 août 1928 ! Tsipras a réussi l’exploit de déroger à une règle appliquée depuis près d’un siècle…

                A l’inverse, ce que nous voyons quotidiennement à Perdika, c’est l’exact opposé de la situation athénienne. C’est même très différent des villages de Thessalie ou du Péloponnèse dont Panagiotis nous parle très souvent. C’en est à un point où l’on se pose sérieusement la question de savoir si la réalité de Perdika nous est soigneusement camouflée ou si ce village est une exception au cœur de la crise grecque permanente. Bien sûr Perdika a ses pauvres et ses riches, les maisons en témoignent qui sont tantôt luxueuses tantôt vétustes. Les belles maisons ont été construites par les Grecs émigrés en Allemagne ou en Belgique au temps des “trente glorieuses” et leurs propriétaires bénéficient de solides retraites européennes. Les jeunes émigrés actuels n’arriveront plus à ce niveau de richesse et la plupart  doivent être aidés financièrement par les grands-parents. Mais le délitement du tissu social, l’individualisme forcené qui s’est instauré, la perte de valeurs d’entraide et d’empathie, la survie qui prend le pas sur la convivialité, etc., rien de tout cela ne se voit ici.

                Perdika a ses handicapés, ses débiles légers ou profonds, ses chômeurs, ses vieux fragilisés et sa jeunesse en déroute face à ce monde qui change trop vite et trop mal, mais nous ne voyons aucun signe d’abandon. Une femme, qui visiblement aurait mérité un trimestre de plus pour être accomplie, passe son temps à faire de petites courses pour l’un ou l’autre. Parfois, il s’agit d’aller acheter un paquet de cigarettes pour un client attablé à la terrasse d’un café, alors que le kiosque est à moins de 50 mètres du café. Cette façon élégante de donner une fonction à cette femme, de lui reconnaître un statut social tout en lui assurant un petit revenu, est effectivement impensable dans une grande ville. Perdika a aussi quelques handicapés mentaux qui sont parfaitement intégrés au paysage et dont on prend bien soin. Notre vieux voisin de plus de 80 ans qui va couper du bois dans la montagne trouve toujours des “clients” qui le lui achètent, bien que nul ne manque ici de bois. Dans le quartier, les services rendus de l’un à l’autre sont permanents et visiblement sans calcul. Le plus fort ou le plus jeune aide le plus faible ou le plus vieux, on se parle d’une maison à l’autre, on se rend visite quotidiennement d’une rue à l’autre. On parle beaucoup, on échange les points de vue et les opinions sans aucune agressivité, parfois avec quelques moqueries discrètes mais toujours bon enfant.

                Certes, il est plus facile de survivre à la campagne où nul ne peut manquer de légumes, de fruits, de fromage, de volailles… Ici, il n’y a pas d’immeubles entourés de rues, juste des maisons avec des petits jardins attenants. Il y a en plus la proximité de la mer qui permet à celui qui veut du poisson sans en avoir les moyens d’aller le pêcher lui-même. Mais les problèmes financiers, depuis que la Troïka s’est entichée de la Grèce, sont les mêmes ici qu’en ville. Les taxes en tout genre ne cessent de s’accumuler et d’enfler. Il suffit de constater le nombre de magasins qui ferment, d’autres qui ouvrent, d’autres enfin qui changent de destination. Il suffit de voir d’une année sur l’autre le nombre de gens qui ont changé d’emploi ou qui en ont ajouté un à celui qu’ils avaient déjà (instituteur-barman, livreur-berger, paysagiste-plombier…). Il suffit de regarder passer les camions de livraisons ou de chantiers pour voir que la moyenne d’âge des chauffeurs est souvent “canonique”, ce qui laisse penser que des plus jeunes restent sur le carreau.

                Alors d’où vient ce sentiment de sécurité, de qualité de vie, de convivialité qui règne ici bien plus qu’ailleurs ? Le naturel des Épirotes est souvent dénigré par les citadins, un peu comme le sont les Cévenols ou les Creusois par les Parisiens ou Lyonnais. Ils seraient “rustiques” quand ce n’est pas rustres, conservateurs et incultes quand ce n’est pas réactionnaires et stupides… C’est vrai que Yorgos notre boulanger va voter Mitsotakis, mais c’est par défaut : “nous n’avons le choix qu’entre le pire et le moins pire, le moins pire étant aussi le plus incertain”. C’est vrai que Christos, l’ancien de la marine marchande, qui balaie bénévolement la rue après les travaux, râle “de voir tant de gens au chômage quand il y aurait tant de travail à faire”. C’est vrai que la plupart en ont ras la casquette de se faire avoir par les puissants (Européens, Turcs, Américains, Russes…), de se voir imposer une monnaie qui n’est pas la leur et n’est faite que pour les ambitions teutonnes, mais aucun d’eux n’est prêt à payer le prix d’une indépendance. La politique n’est cependant pas un modèle de simplicité et les Épirotes comme les Athéniens sont tout autant perdus dans ce sac de nœuds géopolitique.

                Par contre, il est vrai que les Épirotes sont des taiseux devant les étrangers. Ils ont appris à se méfier des indéboulonnables idées reçues que ceux-ci véhiculent. Ils règlent leurs affaires entre eux, dans l’intimité, en famille ! La part d’ombre  des gens de Perdika n’est pas visible à l’œil nu. Ce n’est que par hasard, que l’on apprend les difficultés de l’un ou de l’autre, les rancœurs et les énervements qui les affectent, les élans vite réprimés qui surgissent parfois dans leurs moments de fièvre… C’est peut-être ce qui distingue la situation sociale des Athéniens et des Perdikois : les premiers n’ont plus la force d’exprimer ce qu’ils vivent n’ayant plus d’oreilles à même de les entendre, les seconds ont pu maintenir ce tissu social étroitement serré qui leur permet de faire encore bonne figure devant l’étranger… C’est peut-être un atavisme de ces populations, longtemps occupées, souvent exploitées, toujours défavorisées, que d’avoir développé un gène de la résistance passive, une faculté  sans borne à rester identiques…

PS : Pour ceux qui voudraient découvrir une Grèce (Athènes, Thessalie, Péloponnèse, golfe de Saronique…) qu’aucun touriste ne peut découvrir par lui-même, voir également le site de Panagiotis Grigoriou, “Greece Terra Incognita”.

Tag(s) : #Grèce, #crise, #Epire