La Grèce vit des heures décisives pour son avenir, pour sa survie. Le peuple qui a fait plus dans l’accueil des migrants, malgré la pire situation économique, est en train de crouler sous le nombre. Quelle que soit la position que l’on adopte sur les Grecs, les Migrants, la Turquie ou l’Europe, trop c’est trop. Et pendant ce temps, nous philosophons sur l’humanisme, la beauté des mélanges, la solidarité entre exploités…
Des présupposés opposés aboutissent toujours à des analyses antinomiques : l’une partant du point de vue des Grecs débordés par une vague migratoire ingérable, l’autre partant des migrants, victimes d’une géopolitique qui les a contraints à l’exil. J’ai lu dans la même soirée l’excellent article de l’anthropologue Grigoriou, “Les armes ont parlé” (voir), et un article de Jungle et Ville publié sur Médiapart “Mytilène, au cœur de la contradiction européenne” (voir). Cette lecture simultanée donne le sentiment d’une impasse idéologique radicale, propre à diviser n’importe quel peuple en deux clans absolument irréconciliables et tous deux légitimement fondés à se défendre. Nous sommes bien dans la situation d’une potentielle “guerre civile” ou pire d’une “guerre d’invasion” et de voir se réaliser cette seule issue à la crise civilisationnelle qu’a induit le néolibéralisme mondialiste couplée avec l’effondrement annoncé par la collapsologie. Les élites, délitées façon fin d’Empire, pourraient bien espérer dans cette guerre la prolongation de leurs pouvoirs et privilèges sur le dos des deux partis en conflit.
La position défendue dans l’article de Médiapart est édifiante : Un important acteur du Mosaik Support Center for Refugees and Locals de Mytilène raconte la soirée du 30 janvier au théâtre municipal sur le thème Vivre ensemble”. Il n’y a eu au fronton du théâtre aucune annonce des participants grecs, français, afghans, congolais, chiliens…, mais une grande banderole “écrite en bleu évidemment : Nous voulons récupérer notre ile, nous voulons récupérer nos vies”. A la banderole qui “a tendance à agresser les yeux et à aveugler le passant” est opposée, sur un autre mur du théâtre, une mosaïque splendide, réalisée collectivement par une cinquantaine de nationalités, qui annonce “une vie mêlée, tissée d'hétérogènes et de contradictions”. C’est beau, moral, humaniste ! D’un côté les bons antiracistes, de l’autre les mauvais nationalistes, la générosité et l’intelligence opposées à la brutalité et à la bêtise. Si guerre il y avait, les ingrédients sont déjà bien en place : quoi de plus légitime de défendre sa terre, sa culture, sa religion, sa sécurité, surtout de la part de gens qui ont produit depuis des années une solidarité dont auraient été incapables les volontaires salariés des associations dites humanitaires, autant que les chroniqueurs français de la crise grecque ! Quoi de plus légitime de défendre des exclus, même venus du monde musulman, de vouloir s’enrichir de la culture de l’autre, de réparer ce que les nationalismes ont provoqué de misère et de haine ! Deux légitimités face à face qui ne peuvent se résoudre que par la disparition de l’une ou l’autre. Ce que les Anglais ont si bien fait en transformant Chypre en deux camps égaux, puis en les montant l’un contre l’autre pour mieux régner, méthode qui a si bien fonctionné que cela pourrait recommencer sur Lesbos au grand profit de l’oligarchie en place…
Ces deux légitimités vont être peu à peu poussées à des outrances : les “Sorites” comme les appellent beaucoup de Grecs, vont se battre “pour une logique de vie contre une logique de mort”. Les “nationalistes”, qui sont un peu vite qualifiés de fascistes, vont se battre contre “le remplacement, la profanation de leurs églises, pour leur tourisme religieux, leur bout de terre…” Et ce sont ces outrances venant d’un côté comme de l’autre qui sont à craindre. J’ai vécu la guerre d’Algérie de l’intérieur, en tant que civil, et j’ai vu les outrances se développer des deux côtés. J’ai vu à quelle barbarie cela pouvait entraîner les uns et les autres. J’ai toujours été comme Camus qui refusait de choisir entre Sartre et Aron, entre la France et l’Algérie, entre, l’endémique et l’invasif… La violence arrange toujours celui qui la délègue, jamais ceux qui la mettent en œuvre. Si Grecs et migrants s’affrontaient avec leurs soutiens respectifs, se serait les Mitsotakis, Soros et Erdogan qui en profiteraient.
Je suis sans doute idéaliste mais je crois qu’il faut se méfier de ceux qui divisent et privilégier ce qui apaise les divisions. Je crois qu’il faut lutter contre l’enfermement idéologique, contre la réduction au clan, contre les “pour” et les “contre” radicalisés au point de refuser de voir et d’entendre l’autre. Les ennemis communs des migrants et des Grecs sont à l’évidence ceux qui ont mis la Grèce à genoux pour imposer leur ordo-libéralisme (les Allemands), ceux qui ont tracé des frontières absurdes au Proche Orient (les Français et les Anglais), ceux qui ont monopolisé les gouvernements pour se servir de leurs États au lieu de servir leur État (tous), ceux qui ont placé les profits financiers au centre de leurs préoccupations (les maîtres de la finance)… Les armes ne seront utiles qu’à la condition qu’elles parlent contre ceux-là et non entre leurs victimes. Grecs et migrants ont un besoin commun : vivre sur la terre qui les a vus naître, avoir les moyens d’assurer leur reproduction matérielle, croire ou ne pas croire librement en ce qui leur semble bon, pouvoir rencontrer l’autre sans crainte… S’il reste un juste combat, c’est celui de prendre en compte ces droits, pour tous, et non d’imposer la misère des uns à la misère moindre des autres.
L’article Médiapart approche parfois cette position quand il dit que la majorité des migrants ne veulent pas rester sur les îles mais regrouper leurs familles (ne serait-ce que pour parler leur langue), qu’ils craignent d’être assignés à l’identité de personne à sauver. Mais c’est aussitôt pour souligner que, “plus qu'un ratage ou un défaut à corriger, ces vies qui passent parmi nous sont avant tout nos plus hautes et plus précieuses chances de regagner en existence, en existence dans et du monde”. Transposé dans un contexte de guerre, cette phrase pourrait être traduite ainsi : la vie ratée des prolétaires-soldats, pions blancs ou noirs, va regagner en qualité humaine, en solidarité de combat. Dieu que la guerre est belle !!! Comment les Grecs pourraient-ils gagner en existence quand ils sont d’un côté pressés comme de vulgaires citrons par l’Europe et de l’autre en passe d’être minoritaires dans leur propre pays ? C’est le piège suprême, celui de trouver du bon dans la guerre que nous imposent les puissants. Cela m’a fait penser à une phrase écrite par un collectif de luttes sociales des Antilles à propos du pouvoir : « …nous finissons par penser que la gestion vertueuse des misères les plus intolérables relève d’une politique humaine ou progressiste. »
Il n’y a rien de progressiste à gérer, même avec vertu, la situation des Grecs ou celle des migrants. Le seul progrès serait de libérer les migrants et les Grecs de toute confrontation ! Et c’est d’autant plus urgent que les deux partis finiront par se heurter à des “sous-guerres” internes, les migrants dans des luttes ethniques et religieuses, les Grecs entre humanistes pro-migrants et Grecs nationalistes anti-migrants !...
Pourtant, il est peut-être trop tard et la situation est si explosive que nul ne peut prédire quel choix dominera. A ce jeu de poker, tout le monde ment : le gouvernement grec qui a largement ouvert ses frontières depuis plusieurs mois pour justifier ensuite la construction de nouvelles villes de migrants, qui aujourd’hui décide de les refermer sous la pression populaire des Grecs de Lesbos et Chios ; Érdogan qui a sciemment financé l’arrivée de migrants sur son territoire, puis empoché quelques milliards au passage via l’Union Européenne, qui aujourd’hui affrète des cars entiers jusqu’aux postes frontières de la Grèce et sur le rivage proche des îles, qui très clairement veut réitérer le coup de Chypre en introduisant des milliers de musulmans en Grèce pour ensuite en obtenir une partie du sol ; l’Europe qui se moque royalement de la petite Grèce pour éviter d’avoir à résoudre le problème elle-même ; les humanitaires qui enveniment les tensions sous couvert de solidarité, manipulés par des intérêts financiers et géopolitiques dont ils n’ont sans doute pas conscience, l’OTAN et les USA qui n’ont jamais rien compris au Proche Orient et prennent le risque de tuer la Grèce uniquement pour préserver le “tampon” turc ente eux et la Russie ; les médias qui trichent sur les chiffres et parlent de trente mille migrants à Lesbos et à Chios quand il y en a cinquante mille (pour 100 000 Grecs), etc.
Aux dernières nouvelles, le ton monte sérieusement dans les îles :
“Nous avons enfin fait usage de nos fusils de chasse, et ce que les médias n’ont pas dit, c’est que nous leur avons bien montré nos armes automatiques militaires que nous détenons légalement, car nous faisons partie largement ici de la Garde nationale des réservistes” (propos d’un habitant de Lesbos).
Sur la frontière nord “L’armée d’Erdogan distribue des grenades lacrymogènes à usage militaire, que les migrants lancent contre les policiers et les soldats grecs” (propos d’un observateur ayant photographié de nombreuses douilles aux étiquettes turques ramassées côté grec).
“Nous subissons une invasion organisée depuis la Turquie et durant la nuit dernière plus de 4000 migrants ont été repoussés sur la frontière par la Police et par les forces armées grecques”, déclare le ministre Pétsas depuis Athènes.
Beaucoup de gens déclarent que “ des agents de la Turquie et des islamistes sont savamment mêlés aux migrants”…
Même les militaires, pourtant sujets dociles du gouvernement, ruent dans les brancards. Konstantínos Grívas qui enseigne la géopolitique à l’École Nationale des Officiers de l’Armée, s’en est pris ouvertement à la cinquième colonne (visant des universitaires, des personnalités de gauche : “Ils agissent de la sorte pour affaiblir le moral des troupes et du peuple, ils incarnent sciemment ou pas, cette part dans les opérations psychologiques que la Turquie déclenche chez nous, c’est honteux.”
Et un blogueur célèbre conclut : “… si ces migrants sont certes malheureux et instrumentalisés, s’ils passent chez nous par l’invasion, nos pays changeront à jamais, au détriment fondamental des peuples indigènes, peuples alors souverains et uniques maîtres légaux de leurs territoires, en dépit des balivernes des mondialisateurs de gauche comme de droite.”
Ajoutons à cela que le coronavirus (forcément véhiculé par les réfugiés syriens) est utilisé, en Grèce comme en France, pour nous distraire de l’essentiel : le risque pour les Grecs de devenir une minorité ethnique dans leur propre pays, le risque de voir à jamais détruit le modèle social issu du CNR…