Olivier Besancenot nous a expliqué dans une interview qu'en moyenne, une heure de travail crée une valeur de 70€ et que seulement 18€ de cette valeur se retrouve dans les salaires. "C'est parti où, la différence?..."
Sa démonstration est claire et pédagogique, mais un peu simpliste. La plus-value réalisée ne sert pas qu'au salaire. Il y a les prestations sociales, l'investissement, la rémunération du capital qui a permis cet investissement, les taxes et impôts qui permettent de rendre les services de l'État (éducation, santé, infrastructures, etc.). Les chiffres que donne Besancenot sont certainement justes (accordons-lui le bénéfice du doute). Les 52€ qui constituent "cette différence" ne sont douteux qu'en ce qui concerne les hauts salaires (ceux des cadres, des PDG, des parasites) et la rémunération du capital. C'est donc sur le seul terme de "profit" qu'il y a débat.
Dans le système capitaliste, rien ne fonctionne s'il n'y a pas de profit. Sans les actionnaires et les investisseurs, il n'y a aucun moyen de monter un projet cohérent d'entreprise, d'inventer les machines ou les structures qui seront nécessaires, d'acheter les matériaux et les locaux indispensables, d'enrôler ensuite le personnel, et tout cela devra être payé avant que l'entreprise ait produit le moindre objet ou service. Nul ne peut assurer que le projet sera viable économiquement. Nul actionnaire ne peut avoir la garantie que son action sera durablement rentable. Il est donc normal que les investisseurs, les actionnaires, les promoteurs de l'entreprise soit rémunérés pour le risque qu'ils prennent, faute de quoi, très peu de gens s'y risqueraient.
Le seul moyen de sortir de ce piège économique, c'est de supprimer le profit sans perdre l'activité. Pour cela, il faut que chacun puisse vivre sans salaire, le concepteur de l'entreprise, le maçon qui va bâtir l'usine, le mécanicien qui va fabriquer les machines, la main d'œuvre qui devra attendre que l'usine soit opérationnelle pour y travailler. Aussi fou que cela puisse paraître, puisque les choses fonctionnent ainsi depuis l'antiquité, c'est de passer du système marchand, de la valeur, du profit, au système de l'accès, c’est-à-dire de la mise à disposition de tout ce qui est disponible pour vivre (la production de nourriture, de vêtements, de logis, d'outils, d'énergie, de soins, etc.) Sans profit à produire pour survivre, l'activité humaine qui permet de manger autre chose que ce qui peut être cueilli, chassé ou pêché dans la nature, de fabriquer des objets autrement qu'avec le silex taillé et le feu, peut objectivement se réaliser sous le signe du volontariat, du plaisir de fabriquer, inventer, soigner. Dans toute la gamme des êtres vivants (est "vivant" tout ce qui peut se constituer en construisant sa propre matière vivante et qui est capable de se reproduire, de l'amibe à l'homme en passant par la carotte), seuls les humains ont besoin d'un salaire pour travailler, d'une "carotte pour avancer". Toutes les autres espèces fabriquent, évoluent, collaborent, s'entraident, s'associent sans échange marchand, sans valeur, sans salaire. Au stade de développement du système marchand où nous sommes, et malgré le risque majeur d'extinction de l'espèce qu'il induit, nous nous croyons suffisamment "dénaturés" pour penser échapper aux lois de la nature. C'est le mythe prométhéen que les Grecs ont inventé pour nous en avertir: le titan Prométhée a dérobé le feu sacré de l'Olympe pour l'offrir aux hommes. Zeus, le dieu des dieux, savait que le feu apporterait aux humains la puissance prédatrice sur les autres espèces, puis l'industrie, puis le commerce, puis le capitalisme, puis l'effondrement... Très fâché de cette folle imprudence, Zeus a condamné Prométhée à se faire dévorer le foie par l'aigle du Caucase pour l'éternité. En grec le nom de ce Titan signifie "le prévoyant" (Προμηθεύς), ce qui prouve qu'un mythe décrit une réalité incompréhensible par le cerveau humain, en donne une explication métaphorique, mais sans garantie puisque Prométhée a doté l'homme d'un bel avenir sans prévoir ce que l'homme en ferait, de pire ou de meilleur!
Ce que Besancenot ne dit pas, ou ne voit pas, c'est que les temps ont changé depuis le décès de Marx. En 1883, nous étions moins de 1,6 milliard, nous sommes 8 milliards. Jules Verne nous faisait espérer un progrès scientifique et technologique à faire rêver les plus pessimistes, le GIEC nous annonce l'effondrement. L'Union Générale des Postes venait d'être créée (1874) par les principaux États du monde et nous avons aujourd'hui le numérique, l'Internet. Organiser une société de l'accès en 1883 était techniquement impossible. Aujourd'hui, étendre le système Wikipédia à l'économie, utiliser les milliers de mainframes et superordinateurs disponibles dans le monde pour mettre en relation besoins et biens, ce serait un jeu d'enfant. Du jour au lendemain l'humanité pourrait décréter, comme on l'a fait pour l'esclavage, la peine de mort, le droit à l'avortement ou le droit de choisir son genre, que le profit n'est plus possible et que l'argent, le salariat, la valeur, la marchandise sont, de ce fait, des catégories devenues obsolètes.
Le réalisme c'est de voir le réel tel qu'il est et d'en tirer les conclusions logiques. L'idéalisme, c'est de croire que ce qui a toujours échoué pourrait un jour réussir avec les mêmes méthodes… Besancenot, mais aussi les décroissants, les économistes atterrés, les tenants de l'économie verte ou participative, de la révolution culturelle et autres alternatives progressistes sont des idéalistes. Après trois mille ans de commerce, avec le même outil monétaire, ils pensent enfin trouver la pierre philosophale qui permettrait que tous les gars du monde se tiennent par la main pour commercer en rond…