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                Un de mes amis "désargentiste" qui entretenait une correspondance avec André Gorz m'avait transmis ce texte prémonitoire écrit en 2005.[1] Gorz avait composé et corrigé ce brouillon sur sa machine à écrire. Ce philosophe et journaliste économiste était visionnaire et s'il n'y parlait pas de société sans argent, de postmonétaires, de désargence, à l'évidence il y pensait. La mauvaise qualité du document m'oblige à vous le recopier, mais vous en aurez quelques passages en fac-similé.  

                «La question de la sortie du capitalisme n'a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des  termes et avec une urgence d'une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu'externe qu'il est incapable de dépasser et qui en fait un système mort vivant qui se survit en masquant par des subterfuges la crise de ses catégories fondamentales: le travail, la valeur, le capital.

 

[1] Le philosophe André Gorz est décédé le 22 septembre 2007 à l'âge de 84 ans, soit deux ou trois ans après avoir écrit ce texte.

                «Cette crise de système tient au fait que la masse des capitaux n'est plus capable de se valoriser par l'accroissement de la production et de l'extension des marchés. La production n'est plus assez rentable pour pouvoir valoriser des investissements productifs additionnels. Les investissements de productivité par lesquels chaque entreprise tente de restaurer son niveau de profit ont pour effet de déchaîner des formes de concurrence meurtrières qui se traduisent , entre autres, par des réductions compétitives des effectifs employés, des externalisations et délocalisations, la précarisation des emplois, la baisse des rémunérations, donc, à l'échelle macro-économique, la baisse du volume de travail productif de plus-value et la baisse du pouvoir d'achat. Or, moins les entreprises emploient de travail et plus le capital fixé par travailleur est important, plus le taux d'exploitation, c’est-à-dire le surtravail et la survaleur, produits par chaque travailleur doivent être élevés. Il y a à cette élévation une limite qui ne peut être indéfiniment reculée, même si les entreprises se délocalisent en Chine, aux Philippines ou au Soudan.

                Les chiffres attestent que cette limite est atteinte. L'accumulation productive de capital productif ne cesse de régresser. Aux États-Unis, les 500 firmes de l'indice Standard & Poor's disposent en moyenne de 631 milliards de réserves liquides; la moitié des entreprises américaines provient d'opérations sur les marchés financiers. En France, l'investissement productif des entreprises du CAC 40 n'augmente pas, même quad leurs bénéfices explosent. L'impossibilité de valoriser les capitaux accumulés par la production et le travail explique le développement d'une économie fictive fondée sur la valorisation de capitaux fictifs. Pour éviter une récession qui dévaloriserait le capital excédentaire (sur-accumulé), les pouvoirs financiers ont pris l'habitude d'inciter les ménages à s'endetter, à consommer leurs revenus futurs, leurs gains boursiers futurs, la hausse future de la valeur marchande de leur logement, cependant que la bourse capitalise la croissance future, les profits futurs des entreprises, les achats futurs des ménages, les gains que pourront dégager les dépeçages et restructurations, imposées par les LBO, d'entreprises qui ne s'étaient pas encore mises à l'heure de la précarisation, surexploitation et externalisation de leurs personnels.

                La valeur fictive (boursière) des actifs financiers a doublé en l'espace d'environ six ans, passant de 80 000 à 160 000 milliards de dollars (soit trois fois le PIB mondial), entretenant aux États-Unis une croissance économique fondée sur l'endettement intérieur et extérieur, lequel entretient de son côté la liquidité de l'économie mondiale et la croissance de la Chine, des pays voisins et par ricochet de l'Europe.

                L'économie réelle  est devenue un appendice des bulles financières. Il faut impérativement un rendement élevé du capital propre des firmes pour que la bulle boursière n'éclate pas -et une hausse continue du prix de l'immobilier pour que n'éclate pas la bulle des certificats d'investissement immobilier vers lesquels les banques ont attiré l'épargne des particuliers en leur promettant monts et merveilles- car l'éclatement des bulles menacerait le système bancaire de faillites en chaîne, l'économie réelle d'une dépression prolongée (la dépression japonaise dure depuis quinze ans).

                "Nous cheminons au bord du gouffre" écrivait Robert Benton[1]. Voilà qui explique qu'aucun État n'ose prendre le risque de s'aliéner ou d'inquiéter les puissances financières. Il est impensable qu'une politique sociale ou une politique de "relance de la croissance" puisse être fondée sur la redistribution des plus-values fictives de la bulle financière. Il n'y a rien à attendre de décisif des États nationaux qui, au nom de l'impératif de compétitivité, ont au cours des trente dernières années, abdiqué pas à pas leurs pouvoirs entre les mains d'un quasi État supranational imposant des lois faites sur mesure dans l'intérêt du capital mondial dont il est l'émanation. Ces lois promulguées par l'OMC, l'OCDE, le FMI, imposent dans la phase actuelle le tout marchand, c’est-à-dire la privatisation des services publics, le démantèlement de la protection sociale, la monétarisation des maigres restes de relations non commerciales. Tout se passe comme si le capital, après avoir gagné la guerre qu'il a déclarée à la classe ouvrière, vers la fin des années 1970, entendait éliminer tous les rapports sociaux qui ne sont pas des rapports acheteur/vendeur, c’est-à-dire  qui ne réduisent pas les individus à être des consommateurs de marchandises et des vendeurs de leur travail pour peu qu'elle soit tarifée. Le tout-marchand, le tout-marchandise comme forme exclusive du rapport social poursuit la liquidation complète de la société dont Thatcher avait annoncé le projet. Le totalitarisme du marché s'y dévoilait dans son sens politique comme stratégique de domination. Dès lors que la mondialisation du capital et des marchés, et la férocité de la concurrence entre capitaux partiels exigeaient que l'État ne fût plus le garant de la reproduction de la société mais le garant de la compétitivité des entreprises, ses marges de manœuvre en matière de politique sociale étaient condamnées à se rétrécir, les coûts sociaux à être dénoncés comme des entorses à la libre concurrence et des entraves à la compétitivité, le financement public des infrastructures à être allégé par la privatisation.

                Le tout-marchand s'attaquait à l'existence de ce que les Britanniques appellent les commons et les Allemands gemeinwesen, c’est-à-dire à l'existence des biens communs indivisibles, inaliénables et inappropriables, inconditionnellement accessibles et utilisables par tous.  Contre la privatisation des biens communs les individus ont tendance à réagir par des actions communes unis en un seul sujet. L'État a tendance à empêcher et le cas échéant à réprimer cette union de tous d'autant plus fermement qu'il ne dispose plus des marges suffisantes pour apaiser des masses paupérisées, précarisées, dépouillées de droits acquis. Plus sa domination devient précaire, plus les résistances populaires menace de se radicaliser et plus la répression s'accompagne de politiques qui dressent les individus les uns contre les autres et désignent des boucs émissaires sur lesquels concentrer leur haine.[2]

 

[1] Robert Benton: sans doute le cinéaste américain  (Kramer contre Kramer)

[2] Ce que Gorz nous dit en 2005 colle à merveille avec la réforme des retraites, les mégabassines et la répression qui s'en suit…

                Si l'on a à l'esprit cette toile de fond, les programmes, les discours et conflits qui occupent le devant de la scène politique paraissent dérisoirement décalés par rapport aux enjeux réels. Les promesses et les objectifs mis en avant par les gouvernements et les partis apparaissent comme des diversions irréelles qui masquent le fait que le capital n'offre aucune perspective d'avenir sinon celle d'une détérioration continue des conditions de vie, d'un aggravation de sa crise, d'un affaissement prolongé passant par des phases de dépression de plus en plus longues et de reprise de plus en plus faibles. Il n'y a aucun "mieux" à attendre si l'on juge le mieux selon les critères habituels: Il n'y aura plus de "développement" sous la forme du plus d'emplois, plus de salaires, plus de sécurité. Il n'y aura plus de "croissance" dont les fruits puissent être socialement redistribués pour un programme de transformations sociales transcendant les limites et la logique du capitalisme. L'espoir  mis, il y a quarante ans, dans des "réformes révolutionnaires" qui, engagées de l'intérieur du système sous la pression de luttes syndicales, finissent par transférer à la classe ouvrière les pouvoirs arrachés au capital, cet espoir n'existe plus. La production demande de moins en moins de travail, distribue de moins en moins de pouvoir d'achat à de moins en moins d'actifs ; elle n'est plus concentrée dans de grandes usines pas plus que ne l'est la force de travail. L'emploi est de plus en plus discontinu, dispersé sur des prestataires de service externes, sans contact entre eux, avec un contrat commercial à la place d'un contrat de travail. Les promesses et les programmes de "retour" au plein emploi sont des mirages dont la seule fonction est d'entretenir l'imaginaire salarial et marchand c’est-à-dire l'idée que le travail doit nécessairement être vendu à un employeur et les biens de subsistance achetés avec l'argent gagné, autrement dit: qu'il n'y a pas de salut en dehors de la soumission du travail au capital et de la soumission des besoins à la consommation de marchandises; qu'il n'y a pas de vie, pas de société au-delà de la société de la marchandise et du travail marchandisé, au-delà et en dehors du capitalisme.

                L'imaginaire marchand et le règne de la marchandise empêchent d'imaginer une quelconque possibilité de sortir du capitalisme et empêchent par conséquent de vouloir en sortir. Aussi longtemps que nous resterons prisonniers de l'imaginaire salarial et marchand, l'anticapitalisme et la référence à une société au-delà du capitalisme resteront abstraitement utopiques et les luttes sociales contre les politiques du capital resteront des luttes défensives qui dans le meilleur des cas, pourront freiner un temps mais non pas empêcher la détérioration des conditions de vie.

                La "restructuration écologique" ne peut qu'aggraver la crise du système. Il est impossible d'éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le OIB mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d'ici 2050. Or, selon le rapport du Conseil dur le climat de l'ONU, les émissions de CO2 devront diminuer de 85% jusqu'à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°C, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.

                La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d'autres rapports sociaux. En leur absence, la décroissance risque d'être imposée à force de restrictions, rationnements, allocations de ressources caractéristiques d'un socialisme de guerre. La sortie du capitalisme s'impose donc d'une façon ou d'une autre. La reproduction du système se heurte à la fois à ses limites internes et aux limites externes engendrées par le pillage et la destruction d'une des deux "principales sources d'où jaillit toute richesse": la terre. La sortie du capitalisme a déjà commencé sans être encore voulue consciemment. La question porte seulement sur la forme qu'elle va prendre et la cadence à laquelle elle va s'opérer.

                L'instauration d'un socialisme de guerre, dictatorial, centralisateur, techno-bureaucratique serait la conclusion logique -on est tenté de dire "normale"- d'une civilisation capitaliste qui, dans le souci de valoriser des masses croissantes de capital, a procédé à ce que Marcuse appelle la "désublimation répressive des "besoins supérieurs", pour créer méthodiquement des besoins croissants de consommation individuelle, sans s'occuper des conditions de leur satisfaction. Elle a éludé dès le début la question qui est à l'origine des sociétés: la question du rapport entre les besoins et les conditions qui rendent leur satisfaction possible: la question d'une façon de gérer des ressources limitées de manière qu'elles suffisent durablement à couvrir les besoins de tous ; et inversement la recherche d'un accord général sur ce qui suffira à chacun, de manière que les besoins correspondent aux ressources disponibles.

                Nous sommes donc arrivés à un point où les conditions n'existent plus qui permettraient la satisfaction des besoins que le capitalisme nous a donnés, inventés, imposés, persuadé d'avoir afin de pouvoir écouler des marchandises qu'il nous a enseigné à désirer. Pour nous enseigner à y renoncer, l'éco-dictature semble à beaucoup être le chemin le plus court. Elle aurait la préférence de ceux qui tiennent le capitalisme et le marché pour seuls capables de créer et de distribuer des richesses et qui prévoient une reconstruction du capitalisme sur de nouvelles bases après que des catastrophes écologiques auront remis les compteurs à zéro en provoquant une annulation des dettes et créances.

                Pourtant, une toute autre voie de sortie d'ébauche. Elle mène à l'extinction du marché et du salariat par l'essor de l'autoproduction, de la mise en commun et de la gratuité. On trouve les explorateurs et éclaireurs de cette voie dans le mouvement des logiciels libres, du réseau libre (freenet), de la culture libre qui, avec la licence CC (créative commons) rend libre (et libre, free signifie en anglais à la fois librement accessible et utilisable par tous et gratuit) de l'ensemble des biens culturels -connaissances, logiciels, textes, musique, films, etc.- reproductibles en un nombre illimité de copie pour un coût négligeable. Le pas suivant serait logiquement la production "libre" de toute la vie sociale, en commençant par soustraire au capitalisme certaines branches de produits susceptibles d'être autoproduits localement par des coopératives communales. Ce genre de soustraction à la sphère marchande s'étend pour les biens culturels où elle a été baptisée "out-cooperating", un exemple classique étant Wikipédia qui est en train d'"out-cooperate" l'Encyclopédie Britannica. L'extension de ce modèle aux biens matériels est rendue de plus en plus faisable grâce à la baisse du coût des moyens de production et à la diffusion des savoirs techniques requis pour leur utilisation. La diffusion des compétences informatiques, qui font partie de la "culture du quotidien" sans avoir à être enseignée, est un exemple parmi d'autres. L'invention des fabbers, aussi appelés digital fabricators ou factories in a box -il s'agit d'une sorte d'ateliers flexibles transportables et installables n'importe où- s'ouvre à l'autoproduction locale des possibilités pratiquement illimitées.

                Produire ce que nous consommons et consommer ce que nous produisons est la voie royale de la sortie du marché: elle nous permet de nous demander de quoi nous avons réellement besoin, en quantité et qualité, et de redéfinir par concertation, compte tenu de l'environnement et des ressources à ménager, la norme du suffisant que l'économie de marché a tout fait pour abolir. L'auto-réduction de la consommation, son autolimitation -le self-restraint- et la possibilité de recouvrer le pouvoir sur notre façon de vivre passent par là.

                Il est probable que les meilleurs exemples de pratiques alternatives en rupture avec le capitalisme nous viennent du Sud de la planète, si j'en juge d'après la création, au Brésil, dans des favélas mais pas seulement, des 'nouvelles coopératives" et des "pontos de cultura". Claudio Prado qui dirige le département de la "culture numérique" au ministère de la Culture déclarait récemment: "Le Job est une espèce en voie d'extinction… Nous espérons sauter cette phase merdique du XX° siècle pour passer directement du XIX° au XXI°. L'autoproduction et le recyclage des ordinateurs par exemple, sont soutenus par le gouvernement: il s'agit de favoriser "l'appropriation des technologies par les usagers dans un bu de transformation sociale". Si bien que les trois quarts de tous les ordinateurs produits au Brésil en 2004/5 étaient autoproduits.»

                La conclusion du texte peut paraître aujourd'hui comme un manque de jugement, mais le lire à la lumière de nos connaissances actuelles, ce serait de l'anachronisme. En effet, nul ne pouvait savoir en 2005 que les logiciels libres et l'Open source allaient être récupérés par le capitalisme. Ce que des informaticiens ont mis en place dans un esprit révolutionnaire, hors de toute sphère marchande, a fait la fortune des GAFAM. De même pour ce qu'il dit au sujet du Brésil, il faut se souvenir que c'était au temps du premier mandat présidentiel (2003-2011) de Luis Inacio Lula da Silva (dit Lula). Qui aurait pu prévoir, après une telle politique sociale, qu'elle serait à ce point détricotée par un certain Bolsonaro?...

                Nous préférons retenir de l'œuvre et de l'engagement d'André Gorz, sa critique radicale du capitalisme, sa conscience aigüe de l'impossible réforme du système monétaire de l'intérieur et donc de sa certitude que rien ne sera possible dans le cadre du salariat, de la valeur, de l'État centralisé… Ami de Marcuse, Adorno, Trentin, Illich, Postone…, il était évident que, vivant à notre époque, il aurait soutenu avec vigueur les Postmonétaires. En publiant sur mon blog un article au sujet du débat sur la fin de vie et citant l'exemple du suicide de Gorz et de sa femme Dorine, ce document m'est revenu en mémoire et j'ai trouvé bon de l'exhumer pour le partager avec vous…           

                                    

Tag(s) : #Désargence - Gorz