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Les associations avant 1901.

La liberté de s’associer pour la défense d’intérêts, pour le plaisir ou le service d’autrui, nous semble aujourd’hui aller de soi et le siècle passé nous en fait oublier les bienfaits. Pour mieux en mesurer l’importance, je vous invite à un petit retour en arrière sur le paysage associatif d’avant 1901…

Sous l’Ancien Régime, les corps de métiers, les confréries et les communautés étaient nombreuses et avaient une part active dans la vie sociale. Bien que l’existence de ces associations ne fût possible qu’avec l’accord du Roi ou de ses représentants, il était assez simple de fonder un groupement religieux, philanthropique, professionnel. Un large consensus voyait là un mode d’encadrement de l’individu, un facteur de cohésion et de stabilité sociale. Les autorités judiciaires autant que les responsables de groupements s’accordaient à encadrer les individualités dans un carcan de règles, d’obligations, de préséances. Qu’il s’agisse de soulager la misère comme le fit Saint Vincent de Paul (l’ancêtre de l’humanitaire), de protéger une corporation (comme nos syndicats) ou d’animer le Papagaï (le comité des fêtes), l’individu s’effaçait devant le collectif, l’autorité morale et politique, se soumettait à une hiérarchie dont le pouvoir était l’expression d’une volonté divine.

A la Révolution, une autre conception de l’Etat et de l’individu change le paysage associatif. Les anciens groupements deviennent suspects, accusés pour les uns de nier l’individu, pour les autres de faire obstacle à la volonté générale, et plus généralement, d’être calqués sur un fonctionnement monarchique voire féodal. En 1791, la loi Le Chapelier interdit tout groupement professionnel, toute concentration de travailleurs qui se réuniraient sous "de prétendus intérêts communs". Les groupements religieux sont assimilés à la contre-révolution, et à ce titre, pourchassés. En revanche, les clubs politiques sont tolérés et perçus comme l’expression d’une démocratie naissante.

Le Premier Empire, dans sa soif législative, va décréter par les articles 291 et suivants du code pénal, que "nulle association de plus de vingt personnes dont le but sera de se réunir pour s’occuper d’objets religieux, littéraires, politiques ou autres, ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouvernement et sous les conditions qu’il plaise à l’autorité publique d’imposer à la société…" Ce fameux article 291 sera un sujet de controverse pendant tout le 19° siècle, les uns voulant l’alourdir, les autres voulant le supprimer. L’Etat, cramponné à un pouvoir qu’il défend avec énergie, considère tout rassemblement de plus de vingt personnes comme un contre-pouvoir potentiellement dangereux, qu’il faut combattre ou a minima surveiller. La République, l’Empire puis la Royauté restaurée se défient des corporations, des sociétés de secours mutuels, des amicales en tout genre qui, sous des prétextes fallacieux, donnent au peuple le sentiment d’être maître de son destin !

La seconde République illustre bien le débat qui agite la société. Trois lois vont se succéder, aussi contradictoires qu’excessives. Le 10 avril 1834, les dispositions de l’article 291 sont alourdies et les sanctions aggravées. Au nom de la sécurité nationale, toute association est suspecte et leurs membres, comme leurs dirigeants sont passibles des sanctions les plus lourdes en cas de désordres (emprisonnement, déportation, bagne). Très curieusement, le4 novembre 1848, la constitution déclare pour la première fois la liberté d’association. C’est la véritable date de naissance de notre mouvement associatif, plus encore que le 1er juillet 1901. La seule limite à ce droit concerne la sécurité publique. Le 19 juin 1849, le gouvernement s’autorise à interdire toute association mettant en cause la sacro-sainte sécurité publique, sans toutefois en définir les limites précises.

Le Second Empire, pour clarifier la situation, décide que toute association sera soumise à autorisation préalable. Pourquoi laisser des citoyens former des clubs et amicales douteuses, et les envoyer au bagne par la suite ? La logique veut que l’Etat, dans sa grande bonté, protège le peuple de ses égarements !

C’est la troisième République qui va finalement trancher le débat, sous la pression des querelles religieuses et de la question de la laïcité. En 1875, la liberté de l’enseignement supérieur est décrété, donnant aux congrégations une existence légale, et ne 1884, les syndicats sont enfin autorisés. Le 1er juillet 1901, les articles 291 et suivants sont abrogés. Les associations pourront se former librement et sans autorisation ni déclaration préalable. Il faut signaler toutefois une interruption de cette liberté par trois lois indignes abrogées à la Libération, en 1944 : celle de 1936 qui interdit les ligues, celle de 1939 qui interdit le parti communiste et toutes les associations qui s’y rattachent, celle de 1940 qui interdit toutes les sociétés secrètes et visant essentiellement les Francs-maçons.

Mais revenons aux associations du 19° siècle. Pour créer la moindre chorale, ou association de boulistes, une déclaration doit être faite à la préfecture qui va soigneusement contrôler l’état d’esprit et la couleur politique des demandeurs. Les formulaires permettant d’ouvrir une association prévoient, en vertu de la loi du 10 avril 1834, que les étrangers, les femmes et les mineurs ne seront pas admis dans ces sociétés (sic !).Cette clause montre bien qu’il faut être responsable et conscient des enjeux, du bien-être collectif, pour s’associer. Les femmes, si fragiles dans leurs jugements, si immatures et légères dans leurs comportements, sont donc écartées, à moins qu’elles n’agissent sous le contrôle d’un homme. Les jeux de hasard y seront bien sûr interdits, il ne sera jamais question, ni de politique, ni de religion. Enfin la liste des membres doit être chaque année déposée en préfecture. Pour mesurer la rigueur des autorités, le plus simple est de parcourir les dossiers d’associations qui se sont vues refuser l’autorisation et d’en relever les motifs :

En 1872, à Saint Géniès-de-Malgoires, le village est encore secoué par les évènements de la Commune et le sous-préfet d’Uzès se méfie de toutes les associations qui pourraient ranimer les querelles. Or, il y a deux cafés dans le village qui servent de point de ralliement à deux factions. Toute association ayant son siège dans l’un ou l’autre des cafés est donc suspecte de visées politiques et le sous-préfet écrit : "La plus grande partie des pétitionnaires sont des hommes professant des opinions exaltées et le café Lautier, dans le local duquel serait établi le cercle projeté, est le rendez-vous habituel des personnes étrangères qui se rendent dans la localité pour y faire de la propagande socialiste. En présence d’une pareille situation et du mauvais esprit qui règne dans la commune de Saint-Géniès, j’estime qu’il y a lieu de refuser l’autorisation…"

La même situation se retrouve à Cavillargues où deux cercles demandent une autorisation d’ouverture. Or la commune est déjà divisée en deux coteries qui se disputent le pouvoir local. L’établissement de deux cercles, l’un chez le sieur Vincent, l’autre chez le cafetier Vallat, ne serait de nature qu’à entretenir davantage la désunion.

En mars de la même année, le "Cercle des Cévennes" qui a commencé de se réunir à Alès, est composé d’éléments bonapartistes qui, contrairement aux statuts qu’ils ont déposés, s’occupent de politique. Ils seraient en train en ce moment de s’organiser en comité boulangiste et de faire de la propagande en vue des prochaines législatives…

On voit par ces trois exemples que le débat politique est considéré par la République comme une source de désordre, quelles que soient les positions exprimées. Les socialistes autant que la droite la plus réactionnaire menacent la sécurité et les autorités vivent sous la perpétuelle crainte d’un complot, d’un coup d’état, d’une révolution. Laisser le peuple penser et agir par lui-même est donc en soi un danger.

Le 25 janvier 1889, le commissaire principal de Nîmes écrit que "les renseignements les plus mauvais nous ont été donnés sur les individus qui demandent à ouvrir le Cercle des Etudes Sociales. Ces individus n’étant qu’une bande de Grecs et d’escrocs, nous sommes d’avis de refuser l’autorisation…" L’étranger est forcément suspect et ne peut s’associer que dans l’intention de nuire à autrui. Les chiffres de la préfecture sur la présence des étrangers montrent que les Grecs n’étaient pas légion dans la ville de Nîmes. Il faut donc prendre cette dénomination comme un terme générique désignant tout individu venu de l’Est, Turc, Serbe, Croate, Hongrois, Tchèque…

Les refus sont parfois motivés par des problèmes de police ordinaire. En juillet 1863, un cercle demande l’autorisation de s’établir au café Laurent. Le sous-préfet est informé par les gendarmes que la manœuvre est claire et ne n’a rien à voir avec les affaires culturelles. Son but est uniquement de tromper la vigilance de la police en permettant de passer du café eu local du cercle qui est contiguë, au moment de la fermeture légale. Si les piliers de bistrot peuvent tranquillement consommer jusqu’à point d’heure au café Laurent, il y a fort à parier que les autres cafés du village, pour résister à la concurrence, organiseront leur propre cercle et que la loi sera contournée par toute la population. Cette situation des plus dangereuses "pour la santé morale des habitants et leur paix nocturne ne peut souffrir qu’un cercle ait un café pour lieu de rencontre… "

Un nombre importants d’interdictions s’appuient sur le soupçon de camouflage des tripots en cercles culturels. En octobre 1887, par exemple, le Cercle Gambetta à Nîmes est refusé car "le président, un huissier en retraite, jouit d’une moralité douteuse et sa conduite laisse à désirer. Cet individu fréquente les maisons de jeu et les femmes de mœurs légères. Il se dit républicain. Le secrétaire a une bonne réputation mais des opinions politiques douteuses. La plupart des membres sont réactionnaires et passent pour être des joueurs…" On peut se demander ce qu’il y a de pire, ci c’est d’être joueur, de fréquenter les femmes ou d’être socialiste ! Les accusations de tenir un tripot clandestin cachent souvent un doute quant à la couleur politique des cercles…

En 1836 à Nîmes, une société philanthropique demande une autorisation d’ouverture. Après enquête de la préfecture et du ministère de l’intérieur, il s’avère que les futurs membres sont tous des tailleurs et qu’il pourrait bien s’agir d’une coalition d’ouvriers. Le ministre signale le même mouvement dans d’autres villes comme Toulouse où des poursuites ont été engagées contre plusieurs ouvriers tailleurs. Leur but évident est de faire augmenter le prix des façons. Des menaces ont même été faites à plusieurs chefs d’ateliers qui devaient augmenter leurs prix sous peine de voir disparaître leurs ouvriers. A Nîmes, après enquête on constate les mêmes faits insupportables. M. Sipeyre, marchand tailleur, a vu son atelier déserté par huit ouvriers. Ses confrères qui n’ont pu résister comme lui, ont dû consentir aux prix du tarif présentés. Il semble que cette société a établi des ramifications de tout le pays. Le ministre avertit le sous-préfet que la classe remuante des ouvriers tailleurs s’est trouvée fréquemment compromise dans les troubles de ces derniers temps comme faisant cause commune avec le parti anarchiste. Il faut donc craindre une activité plus grave encore qu’une simple coalition sur les prix. A Nantes, 27 ouvriers ont été arrêtés. Les mêmes faits se sont produits à Bordeaux, Angers, Niort, La Rochelle, Lyon, Marseille, ce qui prouve l’organisation nationale de ces soi-disant sociétés philanthropiques. L’épigraphe des tailleurs est d’ailleurs fort claire : "Aidons-nous mutuellement. La charge du malheur en sera plus légère, le bien que l’on fait à son frère, pour le mal que l’on souffre est un soulagement."

Plus rarement, les refus sont motivés par un manque de sérieux. A Nîmes, en décembre 1887, un groupe d’étudiants en pharmacie se proposent de créer le "Cercle des Homards" au motif douteux de se détendre après leur difficile labeur. Leur demande est rejetée car "bon nombre d’entre eux ne sont même pas majeurs et parce que des étudiants qui ont très peu d’argent, ont d’autres choses à faire que des dépenses de cotisations…".

Mais toutes les associations ne sont pas refusées et certaines ont les honneurs de la presse et le soutien officiel des autorités. J’ai sélectionné parmi quelques centaines de cercles, chorales et sociétés diverses, l’Association Alimentaire de Salinelles que l’on peut considérer comme l’ancêtre des Resto du Cœur. Nous sommes en mars 1853 et ce petit village proche de Sommières souffre d’une misère chronique que les bouleversements politique passés ont rendue insupportable. Le maire, soutenu par quelques familles généreuses, a affecté un local pour l’association à l’entrée du village. Il se compose d’une cuisine et de deux réfectoires propres et aérés. Des bénévoles viennent y préparer une nourriture saine, peu coûteuse et, dans le même temps, ils rassemblent les habitants qui ont été tant divisés par le passé. L’organisation est simple. Chaque membre de l’association paye 2 francs de cotisation par an, ce qui lui donne droit à une carte de membre. La mairie distribue ensuite des jetons qui sont présentés au réfectoire en échange d’un repas. Les denrées sont achetées par ceux qui peuvent ou distribuées par les producteurs de la commune. Riches ou pauvres peuvent participer à cette œuvre collective à hauteur de leurs moyens.

Dès l’ouverture de l’association, 52 familles y participent et 150 repas par jour sont préparés. On peut consommer sur place ou emporter les repas. Les représentants de l’autorité, gendarmes ou commis de la préfecture qui se sont rendus sur les lieux ont été frappés par la bonne ambiance qui règne dans ce réfectoire. Le préfet de Nîmes s’étonne même d’apprendre que "les grossièretés de langage, qui sont d’ordinaire l’apanage de ces populations paysannes, restent au seuil de l’association et que les enfants s’en trouvent édifiés !"

En marge des associations déclarées et autorisées, il existe au 19° siècle des petits groupements que l’on appelait les "chambrées". Ce sont des associations de moins de 20 personnes et qui sortent donc du cadre classique de la loi. Tout au long du siècle, elles vont fleurir et se multiplier ne laissant que peu de traces dans les archives. Le terme de chambrée leur confère un statut privé et intime qui échappe souvent à la surveillance policière. On les rencontre lorsqu’il y a abus ou détournement de la loi. Quoi de plus tentant quand l’association est interdite de la diviser en plusieurs chambrées fictives ? Il suffit alors d’organiser des rencontres "rotatives" pour contourner la loi et tromper l’administration. Cette pratique s’est largement répandue dans les milieux anarchistes. Le phénomène prend une telle ampleur que le ministre de l’intérieur écrit au préfet du Gard en 1865 : "…Des renseignements qui me sont communiquées signalent des réunions dites chambrées, si nombreuses dans le Gard, comme étant la source d’abus et d’inconvénients divers. Ces réunions où la police n’exercerait aucune surveillance se prolongeraient fort avant dans la nuit, et il s’y ferait une consommation considérable de boissons sans profit pour le Trésor et au détriment des débitants soumis aux droits de la régie et de la patente. Des meneurs y fomentent incessamment un esprit d’opposition qui se manifesterait en toute occasion. […] Nos services ont eu connaissance de la Société de Saint Roch, au boulevard Laurent, regroupant 92 membres. Son but est le secours mutuel mais son esprit est très mauvais et dans tous les moments politiques, cette société est celle qui a été la plus hostile à l’administration. Elle n’est composée que d’hommes dont la nuance politique est rouge bien prononcée…"

En réponse aux tentatives de contrôle et d’interdiction des chambrées politiques, le parti ouvrier socialiste de Nîmes tente d’embrouiller le jeu. Il présente un projet de chambrée de 21 personnes et un livret de membre imprimé qui lui confère un caractère officiel et sérieux. Les statuts de la chambrée, inscrit en page de garde méritent quelques remarques. Son but est de favoriser par tous les moyens légaux le parti ouvrier dans les élections de quelque nature qu’elles soient. Les membres honoraires ne seront admis qu’après une période d’essai d’un mois et seront présentés par deux membres de la chambrée. La manœuvre est claire : en s’intitulant chambrée, ils évitent les contrôles policiers. La distinction entre membres actifs et honoraires permet de s’agrandir à l’infini sans dépasser le chiffre rassurant de 21 membres. L’article 5 des statuts est très curieux et je n’ai pas pu en déceler l’intention : "La société ne recevra aucun membre ayant dépassé l’âge de 45 ans et tout nouveau membre devra présenter un certificat de médecin constatant qu’il n’est pas atteint de maladie…" (Si un lecteur connaît la raison de cette clause, je suis preneur !)

Comme le laisse présumer l’inquiétude du Ministre, le département du Gard est un foyer actif de l’esprit associatif. Est-ce la présence de nombreux protestants habitués aux assemblées clandestines qui est en cause ? Est-ce l’esprit antijacobin de ces méridionaux turbulents ? Les pouvoirs publics s’interrogent et surveillent de près toute cette agitation populaire. Le fait est d’autant plus grave qu’il fait écho au combat coopératif et mutualiste qui s’exprime largement à travers des journaux tels que "L’Emancipation" qui paraît à Nîmes le 15 de chaque mois depuis 1886. Cet organe, soutenu par des grands noms de l’université et du barreau, développe un esprit "communautariste" des plus pernicieux. Un de ses articles signé Emile Cheysson se trouve encore recopié intégralement dans les archives de la préfecture : "L’individu isolé ne peut rien. C’est un grain de sable que le moindre souffle de vent soulève et balaye. Mais agglomérez avec du ciment la poussière sans consistante : Vous en faites ces falaises rocheuses qui défient le temps et les assauts de la vague ou ces blocs de granit sur lesquels on peut asseoir en toute sécurité de solides constructions. Suivant le mot profond de Platon, « elle fait de l’impuissance de chacun la puissance de tous. » Un même homme appartient à plusieurs associations qui décrivent autour de lui des cercles concentriques de plus en plus grands, comme des rides circulaires que trace à la surface de l’eau une pierre jetée au centre d’un bassin […]

"L’association, dit M. Paul Lerroy-Beaulieu, nous envahit, elle nous enlace, elle nous possède. C’est elle qui aujourd’hui produit presque tout ; c’est elle qui nous transporte et parfois nous nourrit, elle qui nous chauffe ; dans nos voyages, c’est souvent elle qui nous héberge ; c’est elle d’ordinaire qui reçoit nos épargnes et qui les emploie. Nous vivons aujourd’hui dans un réseau inextricable d’associations. L’association est devenue en quelque sorte l’air que respire l’homme moderne et au milieu duquel il se meut… (Emile Cheysson, l’Emancipation du 15 avril 1891)

Jean-François Aupetitgendre, article publié dans Cévennes Magazine n°1108 le 6.10.2001)

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