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André Gorz et Dorine

                Je viens de télécharger les 90 pages du rapport produit par la Commission Citoyenne sur la fin de vie et cela me met en colère. S'il y est longuement question de la maladie invalidante, douloureuse, incurable qui nous permettrait "d'obtenir l'aval d'un médecin" (voir de deux médecins) pour mettre un terme  à notre vie, je n'ai rien vu sur le cas de celui qui, sain de corps et d'esprit, pourrait prendre cette décision, en estimant au plus profond de son for intérieur, qu'il a fait son temps, qu'il souhaite "mourir de son vivant" et non réduit au statut de légume, inconscient ou dans la douleur.

                Mais pour obtenir cela, il faut être riche ou célèbre, Suisse ou philosophe. Le 24 septembre 2007, Le Monde nous annonçait qu'André Gorz s'était suicidé avec sa femme à l'âge de 84 ans.  L'année précédente il avait écrit et publié chez Galilée un livre intitulé "Lettre à D., histoire d'un amour", en hommage à sa femme Dorine. Ils s'étaient si longtemps et tellement aimés qu'il leur était impensable que l'un survive à l'autre. Pourquoi cela est-il beau et respectable pour le couple Gorz, et suspect, voire intolérable pour les gens ordinaires ? Un couple d'ouvriers serait-il moins apte à faire ce choix que le couple Gorz, et au nom de quoi?

                Partant du principe qu'il est d'usage de parler de "notre corps", de l'habiller et l'entretenir selon nos goûts, on peut considérer qu'il nous appartient d'en faire ce que bon nous semble. De quel droit une tierce personne, fût-elle médecin, prêtre, philosophe ou politique, se permet de juger de ce que l'on doit ou ne doit pas faire de son corps? Pour une propriété foncière, une terre ou un immeuble, la loi nous reconnaît un droit d'usus, fructus et abusus (d'en user, de le faire fructifier ou de le détruire), mais pour le corps humain, niet! Interdit! Forbidden! Verboten! Nous sommes plus propriétaires d'une marchandise que de nos propres vies.

                On admet généralement qu'un enfant n'ait pas la capacité de juger de certaines choses et ce sont à ses parents d'en décider à sa place. Serions-nous des enfants face à la mort? Il faut tout de même se rappeler que longtemps, les femmes ont été considérées comme mineures, donc ne pouvant pas gérer leur fortune, se marier, opter pour une profession sans l'aval de leur Dieu et maître, le père, l'oncle, le frère… Hommes et femmes sont toujours dans cette posture d'assujettissement, de subordination, quand il s'agit de choisir l'heure, le jour et la façon de passer de vie à trépas.

                André et Dorine Gorz ont choisi une "bonne mort", joyeuse et sereine,  ce que les Grecs appelaient l'euthanasie. Le préfixe eu  en grec ancien qualifie le radical de bon, bien, beau. L'euthanasie n'est pas un crime mais une belle mort. L'eucharistie avant d'être le fait de partager le pain est la bonne grâce. L'euphorie avant d'être une gaité excessive signifiait être en pleine forme et l'euphémisme est ce qui est bien dit. Pourquoi nous refuse-t-on une belle mort?  Si on comprend qu'on peut prendre quelques précautions vis-à-vis d'une très jeune personne qui pourrait céder bêtement à un simple moment de déprime, il est totalement immoral de refuser une belle mort à des adultes qui ont bien vécu, sont conscients de ce qu'ils font, ont bien préparé le passage à l'acte.

                Je ne remercie pas les élites qui me privent d'organiser une belle mort pour ma femme et moi, après un demi-siècle d'amour vrai et de passion. Pire encore, je hais ceux qui la réservent aux riches, aux célébrités, et font, de la petite pilule adéquat, un marché. Car c'est bien de cela qu'il s'agit en Suisse, en Belgique et dans quelques rares autres pays: un juteux marché, encore plus immoral que les ruineuses Pompes funèbres. Faudra-t-il attendre l'obsolescence de l'argent pour que les pauvres aient enfin le droit de choisir le jour de leur mort, le droit sacré de poser, à leur gré, le point final de leur histoire? Ma vie est mon œuvre autant qu'un livre ou qu'un tableau. On ne convoque pas deux membres de l'Académie des Arts pour mettre le point final à son roman, sa signature au bas d'un tableau. Pourquoi alors serait--ce le cas pour l'œuvre d'une vie?...